Quel consultant n’a jamais vécu en réunion avec ses clients une prise de décision collective aux conséquences désastreuses… Les sociologues montrent que bon nombre de décisions catastrophiques viennent souvent d’un groupe de personnes et non d’un seul individu. Ce phénomène troublant est connu sous le nom du paradoxe d’Abilene.
Quand la décision du groupe est opposée aux avis individuels
Le paradoxe d’Abilene décrit le phénomène dans lequel des individus tombent d’accord, de manière paradoxale, sur une décision que chacun considère comme erronée ou absurde individuellement.
Le sociologue Jerry B. Harvey publia un article en 1971 dans la revue Harvard Business Review, ou il décrivit une expérience qu’il avait lui-même vécu. Sa famille qui séjournait au Texas durant un été caniculaire pris la décision de réaliser un trajet de 85 km à travers des zones arides pour se rendre dans la petite ville d’Abilene… dans une vieille voiture non climatisée.
Le côté étonnant de l’affaire, était que chaque membre trouvait l’idée incohérente mais qu’un consensus général poussa la joyeuse équipée sur les routes texanes pour un voyage inconfortable, sans réel but.
Le paradoxe d’Abilene existe aussi dans l’entreprise
Le sociologue Jerry B. Harvey approfondit le sujet, en identifiant dans l’entreprise les situations de prise de décisions paradoxales.
Recruter un collaborateur qui est une « erreur de casting » évidente, monter une réunion dont tout le monde sait qu’elle est inutile, valider un projet alors que le temps ne permet pas de le réaliser…
Chacun fait face à ce « paradoxe du consensus » qui se caractérise par cinq symptômes :
• Les membres du groupe ont tous individuellement la même analyse de la situation ou de la problématique posée,
• Ils sont d’accord, en leur for intérieur, sur la décision à prendre,
• Mais, aucun ne communique correctement son opinion et ses préférences. Chacun essaie de se conformer à l’idée qu’il a du groupe et se construit une fausse idée de ce que pensent les autres membres. En partie par crainte d’être désavoué, aucun individu n’exprime sa préférence pour la solution évidente. Au contraire, il choisit ou confirme une position opposée, en pensant que c’est le choix des autres membres,
• La décision collective est mauvaise, voir absurde,
• Au final, chacun s’aperçoit plus tard de son erreur et ressent une frustration, de la colère.
Le consultant doit savoir identifier « le paradoxe d’Abilene »
Sa première réaction peut être de se glisser dans le costume du 8eme juré, joué par Henry Fonda, dans le film « Douze hommes en colère » (1). Dans ce drame judiciaire américain, un jury de douze hommes doit décider ou non de condamner à la chaise électrique un jeune homme accusé de parricide.
Le consensus s’établit rapidement autour de la condamnation mais le juré n°8, saisi d’un doute, refuse d’adhérer à l’avis général et parvient à convaincre chaque juré, un par un de ne pas choisir la condamnation. Sa technique ? Le vote à bulletin secret.
Par cette technique, chaque juré est exonéré de la pression du groupe et exprime plus facilement un avis qui va à l’encontre de l’avis général.
Pour casser le consensus, l’idée est de reprendre en main le fonctionnement du groupe en abordant le problème de front. La première étape est d’identifier une liste complète de solutions afin de sortir de la solution unique du consensus.
Puis, un débat doit s’organiser autour des avantages et inconvénients de chaque solution, cela permettant la mise en lumière des avantages d’autres solutions.
Enfin, il est possible de désigner un participant comme l’avocat du diable, chargé de démontrer que le consensus n’est pas l’unique solution et que ses conséquences peuvent être graves. Progressivement, les membres du groupe réaliseront qu’ils ont été « victimes » d’un jugement hâtif et changeront d’avis.
L’intérêt du paradoxe d’Abilene est de montrer que les erreurs de décisions sont souvent le fruit d’une œuvre collective !
(1) Réalisé par Sidney Lumet en 1957.